Tout à commencé avec un proposition simple :
Première séance :
Une page de livre déchirée a été trouvée dans un vieux grenier. Cette page provient de quelque par au milieu du livre. Elle n'a donc ni début ni fin. Le but sera d'écrire cette page de livre. Le sujet et le style sont tout à fait libre.
Deuxième séance :
Chaque texte de la séance précédente est distribué à une personne différente. Cette personne doit maintenant écrire la page immédiatement antérieure à la premiere (cela ne doit pas être le début de l'histoire).
Troisième séance :
Les textes sont à nouveaux distribués, et cette fois le but est d'écrire la page immédiatement postérieure à celle de la première séance (cela ne doit pas être la fin de l'histoire).
Quatrième séance :
Nouvelle distribution, et cette fois il s'agit d'écrire le début de l'histoire.
Cinquième séance :
Ultime distribution, pour cette fois finir l'histoire.
Il y a ensuite eu une sixième "séance" afin de corriger et d'harmoniser les textes, mais le résultat final est donc 10 nouvelles courtes, chacune constituée de 5 parties écrite par 5 personnes différentes. Voici le résultat de notre travail (notez que les caractères en gras dans le texte correspondent à un changement d'auteur) :
LE
TIGRE ET LE SERPENT (Claire, Annick, Margot,
Marithé, David)
Asafan était
un jeune homme vigoureux, arborant fièrement sur sa peau brune un tatouage
représentant un tigre dévorant un serpent, symbole du courage des hommes de la
tribu des Muntalas. Inquiet, tous les sens en éveil, il regardait au loin, bien
au-delà des montagnes de N’ba qui pourtant barraient l’horizon. Pourrait-il un
jour les atteindre ? C’était un voeu qu’il s’était juré de réaliser avec son
frère de coeur Siatoum. Mais cette promesse et cette époque lui paraissaient à
l’instant tellement lointaines, presque étrangères. « Que l’homme blanc crève…
» Fulmina-t-il en crachant de dégoût par terre en grimaçant de douleur.
L’homme
en question, Lord Johnson, avait débarqué sur l’île seulement quelques mois auparavant,
son frêle esquif chargé de denrées inconnues des Muntalas. Les hommes l’avaient
vu arriver de loin et de longs palabres lui avaient laissé la vie sauve. Il
paraissait alors bien inoffensif. Les Muntalas n’étaient pas méfiants, les
Ancêtres avaient toujours enseignés un devoir d’hospitalité, et Lord Johnson
avait rapidement su se rendre indispensable auprès de tous, autant que les
marchandises qu’il proposait, et avant tout sa maudite « eau de feu ». Pourquoi
Asafan n’avait-il pas été séduit d’emblée, comme les siens, par l’homme blanc ?
Etait-ce cette première poignée de mains moite, ce sourire forcé, cette complaisance
factice ? Il ne saurait l’expliquer. Maintes fois, il avait tenté de partager
ses inquiétudes, mais en vain… Que s’était-il passé ? La tribu était
aujourd’hui au bord de l’implosion et… Soudain, un bruit de branches lui fit
relever la tête. Asafan
était aux abois. Il venait
d’enfreindre le code de la tribu. Roué de coups et condamné à mort par le grand
chef des Muntalas, il fuyait, tâchant de mettre le plus de distance entre lui
et ses poursuivants. Sa fuite avait dû être découverte au petit jour.
Encore
conscient des valeurs ancestrales de sa tribu, il ne pouvait que désobéir aux ordres
inhumains qui lui étaient donnés : tuer ses propres enfants était hors de ses possibilités.
Sa tribu était envoûtée et tout ce que les Ancêtres avaient élaboré devenait nul
et condamnable. Cet homme, Lord Johnson, les avait séduits et tous les
jugements étaient faussés.
La
sagesse et l’expérience des Ancêtres reposaient dans les tombes de tous ceux
qui, rebelles, contestataires, avaient été massacrés. Qui était donc cet homme
pour avoir un tel pouvoir ? Peut-être une émanation du Dieu des Enfers. Il ne
lui suffisait pas de tuer les hommes, il voulait aussi s’approprier les femmes.
Celle d’Asafan avait été capturée la veille et maintenant Lord Johnson
demandait à Asafan d’éliminer ses enfants, de les sacrifier pour s’attirer la
bienveillance des Dieux.
Le
refus catégorique d’Asafan l’avait condamné à la prison, suivie d’une
exécution. La tente sous laquelle il était enfermé était grossièrement fermée
et son gardien buvait allègrement : l’alcool, autre cadeau de Lord Johnson.
Profitant
de l’ivresse de son gardien, il s’était enfui à la nuit tombée.
La
jungle était rude. Né dans le pays, il en connaissait les pièges mais aussi les
ressources.
La
nuit lui avait permis de faire un long chemin. Cependant, avec le jour, les
animaux commençaient leur chasse. La vigilance s’avérait nécessaire. Perché sur
un arbre, il cueillait des fruits pour se désaltérer lorsqu’un feulement attira
son attention. Il sauta alors à terre, échappant de peu aux crocs aiguisés du tigre. L’humidité et la
chaleur de la jungle collaient sa chemise blanche à son torse laissant
apercevoir ses nombreuses cicatrices. Attrapant une liane, il sauta par-dessus
un large trou recouvert de brindilles, reste d’anciens pièges de Lord Johnson.
Ou plutôt de la tribu qu’il avait réussi à mettre sous son emprise, usant de
moyens qu’Asafan avait peine à imaginer. Quand il pensa au nombre de Muntalas
qui avaient péris à cause de cet homme, sa rage lui fit pousser un cri tel que les
oiseaux s’envolèrent des arbres et que le silence qui suivit fut encore plus
assourdissant. Etant obligé d’avancer à mains nues dans cette végétation
étouffante, les griffures se multipliaient sur son visage et ses bras. Sa
gourde était vide et malgré l’humidité il rêvait de sentir l’eau fraiche d’une
source glisser dans sa gorge. Il entendit un coup de feu au loin. Les hommes se
rapprochaient. Il savait que le fleuve n’était plus très loin, mais le courant
était très fort à cette période de l’année. Réussirait-il à traverser ? Soudain il sentit un poids
s’abattre sur ses épaules et une main lui bâillonna la bouche. D’un coup de
rein énergique il fit volte-face et son visage heurta celui de Siatoum. La
stupeur fit rapidement place à un soulagement tel que la tension se relâcha
d’un seul coup et il eut l’impression que son corps allait se liquéfier.
Siatoum était son frère de toujours ; c’est avec lui qu’il avait fait ses
premiers pas, partagé ses premières peurs dans cette jungle envoûtante et
hostile pour les enfants qu’ils étaient alors. Après une brève étreinte de plus
viriles, l’espace de quelques instants le regard de chacun plongea dans celui
de l’autre. Nul besoin de la parole pour se comprendre. Siatoum fuyait lui
aussi mais avec un temps d’avance ; toujours aux aguets, il avait perçu la
présence humaine à l’aide de quelques indices, que seuls ceux qui appartenaient
à la tribu savait déceler. Grimpé dans un arbre avec l’agilité d’un Muntala, il
avait attendu le passage de l’homme dans la seule perspective de lui arracher
la vie.
A
présent ils étaient deux mais leurs forces en étaient décuplées, une nouvelle
ligne d’horizon s’ébauchait devant eux. Asafan dont tous les sens étaient
maintenant en alerte agrippa avec force le bras de Siatoum. Un bruit d’origine résolument
humaine résonna dans le lointain : un cri de femme, un cri torturé qui
déformait une voix qu’Asafan ne connaissait que trop bien… c’était celle de
Zali, sa femme. Ses phalanges blanchirent sous la pression de ses poings. Les
yeux fous, il se précipita vers l’origine des cris, mais une poigne de fer
enserrait son épaule. Il se retourna brusquement pour voir le visage fermé de
Siatoum. Bien sûr, son meilleur ami avait raison. Cela ne pouvait être qu’un piège
de plus ignoblement placé par Lord Johnson. Il ne pouvait cependant pas ignorer
la détresse de celle qui signifiait tout pour lui. Elle avait partagé avec lui
le rite du sang, tissant un lien qui ne demandait pas moins que le sacrifice de
sa propre vie. Il posa sa main sur celle qui reposait sur son épaule,
signifiant à Siatoum que la folie avait désormais quitté son esprit. Devançant
Asafan, Siatum s’enfonça dans la jungle dans la direction d’où ils étaient
venus. Dans la direction de la douleur de Zali. C’était une évidence : ils allaient
la sauver, ou mourir en essayant. Mais ils mettraient toutes les chances de
leur côté et garderaient un esprit clair jusqu’au bout de la bataille. Asafan
eut un bref regard vers les montagnes. Ca n’était pas encore pour cette fois,
et peut-être ne les franchirait-il jamais. De toute façon, il n’aurait pas pu
supporter une liberté acquise au prix de celle de sa femme et de ses enfants.
Les deux frères de sang avançaient sans un bruit dans la jungle, mettant en
application toute une vie de lutte face à cet environnement hostile. La seule
chose qui les inquiétait plus que les armes à feu du démon blanc, c’était la
présence du tigre à qui Asafan avait échappé, et qui ne devait pas être bien
loin, guettant l’heure propice de la revanche. Si d’autres membres de la tribu
accompagnaient Lord Johnson dans sa traque, il était facile pour les deux
guerriers de deviner l’itinéraire qu’ils allaient emprunter pour les rejoindre.
Ils choisirent donc avec soin l’endroit idéal pour une embuscade, restant constamment
aux aguets pour ne pas tomber eux-mêmes dans les pattes du fauve, épée de
Damoclès imprévisible et mortelle. Un éperon rocheux, prémices des lointaines
montagnes, obligerait leurs poursuivants à suivre un chemin plus étroit que
longeait le Ko’Bani, le fleuve tumultueux et profond en cette période de l’année.
Echafaudant rapidement un plan, Asafan et Siatoum se mirent en place.
Le
petit groupe des poursuivants approchait du lieu fatidique de l’embuscade. Il
était entouré de quatre guerriers Muntalas, les plus aguerris et les plus
chevronnés du village. L’un d’eux trainait la pauvre Zali par une corde nouée
autour de ses poignets. Un jeune garçon au regard sadique fouettait le dos de
la prisonnière tous les dix pas avec une badine fine et solide, lui arrachant
les hurlements de douleurs qui avaient forcés les deux fuyards à rebrousser
chemin. Au milieu du cercle des guerriers, Lord Johnson lui-même, fusil dressé,
ses yeux porcins fouillant la jungle à la recherche de sa proie. Le guerrier de
tête fit soudain signe à ses compagnons de stopper leur avancée, mettant un
doigt sur la bouche pour leur imposer le silence. Sous le regard interrogateur
de Lord Johnson, le guerrier pointa son fusil en direction de l’énorme rocher
qui se dressait devant eux. A son sommet, il avait distingué l’ombre dissimulée
d’une silhouette humaine. Une embuscade. Un sourire cruel déforma la moustache
de Lord Johnson qui mit genoux à terre, visa avec soin cette cible qui pensait
pouvoir le piéger, et tira, accompagnant la détonation d’une exclamation
cruelle et extatique. En haut du promontoire, la silhouette tressauta sous
l’impact de la balle avant de basculer et s’écraser en contrebas au milieu de
la dense végétation. Lord Johnson, suivi des guerriers, se précipita vers le
point où le corps avait lourdement chuté pour vérifier de ses yeux la mort du
jeune rebelle qui avait osé défier son autorité. Ecartant le feuillage, ils
dégagèrent bientôt… un assemblage de branches et de feuilles représentant
vaguement une forme humaine. Avant même que la stupéfaction du tyran blanc ne
soit passée, deux hurlements sauvages retentirent au sein de la canopée.
Surgissant des branches où ils étaient perchés, Asafan et Siatoum, se balançant
au bout de deux lianes, fondirent sur leurs proies comme deux démons. Les pieds
d’Asafan vinrent se planter dans la poitrine de l’un des guerriers Muntalas. Le
choc terrible projeta sa cible plusieurs mètres en arrière, en plein dans le
courant du fleuve déchainé qui emporta sa victime sans faire plus de sentiments.
Quant à Siatoum, il expédia un puissant coup de genou au visage d’un deuxième
guerrier, lui brisant le cou tout net. Les deux frères roulèrent à terre pour
amortir leur élan et se relevèrent aussitôt. Siatoum se jeta sur le troisième
guerrier, roulant au sol dans un enchevêtrement de bras et de jambes, luttant
pour imposer sa force à celle de son adversaire et le mettre le plus rapidement
possible à terre. Asafan, aussitôt son équilibre repris, voulu se précipiter
sur Lord Johnson, mais celui-ci, chasseur émérite, avait déjà braqué son fusil
sur la poitrine du jeune homme. Asafan se figea brusquement, les jambes
largement écartées, les genoux fléchis, prêt à bondir d’un coté ou de l’autre
au moindre mouvement de son adversaire. Les deux hommes avaient le regard
fermement planté dans celui de l’autre. La lutte physique s’était transformée
en lutte de volonté. Soudain, un craquement de branche retentit au-dessus
d’eux. Asafan ne put s’empêcher de détourner, oh très brièvement, le regard
pour vérifier la source du bruit. Mais ce bref instant d’inattention n’échappa
pas à Lord Johnson, qui sentit naitre dans sa gorge un cri de triomphe au moment
où son doigt se crispait sur la gâchette de son fusil. Malheureusement pour
lui, l’énorme mâchoire du tigre qui se referma à ce moment sur son épaule
envoya perdre son tir dans la végétation de la jungle, et son cri de victoire
se transforma en gargouillement de douleur mêlé d’incompréhension tandis que
l’animal, secouant presque négligemment la tête, lui ouvrait la gorge pour
l’achever. Lord Johnson était mort. Son corps désarticulé gisait au pied de
l’énorme animal dont la mâchoire dégouttait d’un sang presque noir. Asafan
faisait maintenant face au tigre. Celui-ci, peu disposé à partager sa proie,
retroussa des babines qui découvrirent des dents grosses comme des doigts d’homme.
Mais Asafan n’avait pas peur. Le fauve et lui se dévisagèrent un instant puis, comme
si une étrange discussion silencieuse avait eu lieu entre les deux êtres,
Asafan hocha la tête d’un regard approbateur et le tigre, saisissant les restes
de Lord Johnson dans sa gueule comme s’il s’agissait d’un vulgaire poulet,
disparut tranquillement dans les profondeurs de la jungle. Asafan se tourna
alors vers Siatoum, Zali et les deux guerriers survivant et leur déclara d’une
voie tranquille, comme pour mettre un point final à leurs mésaventures : « Le
tigre a dévoré le serpent ».
GOOD
MORNING LA LIBERTÉ (Annick, Claire, Agnès, Véronique, Marithé)
Chacun sait que
la Sagesse ne s’acquiert qu’après des expériences, parfois malheureuses et
parfois désastreuses. Mais, qui ne tente rien n’a rien, selon le dicton populaire.
Valable
chez les humains, mais également chez nos amis mustélidés, cette morale nous conduira
chez ces compagnons que nous appelons rats et souris. Ils sont invisibles mais bien
présents. L’un d’entre eux cependant, poussé par la faim ou la curiosité,
s’aventure parfois dans les vivres des humains. Pièges, graines mortelles ou
autres moyens destructeurs n’en viennent pas à bout tant ils se reproduisent
vite.
Ils
sont aussi la joie des chats qui les traquent, les pourchassent et s’amusent à
les faire souffrir entre leurs griffes.
Ainsi
méditait Sourari, le dieu des rats, des souris et des musaraignes. Il avait
déjà eu à intervenir dans de multiples conflits pour des petits écervelés qui
osaient affronter l’inconnu et s’égaraient ainsi dans les griffes de Monsieur
Chat.
En
cet an de grâce 1900, il est particulièrement vigilant : C’est à la fin de
l’été que la grande demeure familiale s’est brusquement vidée de toute
agitation humaine. Les locataires réguliers ont enfin retrouvé leurs quartiers
d’hiver : les souris à la cave, les pigeons au grenier, les araignées au
plafond, et les mites au placard. Dans ces temps euphoriques, les souris ont
tendance à penser qu’elles peuvent danser à l‘aise !
Lui,
le Sage Sourari, sait que Monsieur Chat, appelé par les enfants Monsieur Matou,
n’a pas suivi la famille. Monsieur Matou aime son confort et il a de quoi
manger avec toutes ces souris qui trottinent allègrement. Il attend son heure
et repense à cette fable que les enfants récitaient l‘autre soir : « Un
souriceau tout jeune et qui n’avait rien vu, soudain fut pris au dépourvu ».
C’est exactement ce qu’il lui faut. Il
ne dort donc que d’un oeil.
Au
sous-sol, tout n’est que turbulence et remue-ménage. La famille Souris au grand
complet et ses quelques soixante-trois sujets - elle compte alors trois
générations - organise les provisions pour l’hiver. Nous sommes, ne l’oublions
pas, dans une demeure de maitres et les souris aussi ont du savoir-vivre. Pas
question de manger sur le pouce, tout le monde ici se met à table. Il s’agit
donc de déplacer la récolte du jardin pour dresser un festin digne de ce nom
tout en évitant les petites plaques assassines, judicieusement disséminées par
une main fort mal intentionnée. Alberto, un jeune souriceau assez sot, vient de
poser une quatrième noix sur la caisse à légumes faisant office de table. Il
n’en peut plus, et essuie d’un vigoureux coup de patte quelques gouttes de
sueur. Comme tout cela l’ennuie, lui qui ne rêve que de vastes horizons et de
découvrir le monde ! Bien sûr ses parents, ses grands-parents, ses oncles et
ses tantes, l’ont maintes fois sermonné sur les dangers d’une telle expédition,
et en particulier sur un hôte indélicat et dangereux qui sévit à l’étage
supérieur. Mais là trop, c’est trop ! Il ne restera pas plus longtemps dans
cette cave où l’horizon se limite à quatre murs de pierre. Un oeil à droite, un
œil à gauche, et le voilà qui se précipite dans les escaliers. Son coeur
s’emballe, « C’est aussi facile que cela ? Mais
pourquoi donc ai-je autant attendu ? »... Alberto se
glisse sous la porte. Le silence et l’obscurité sont d’emblée glaçants. Il en
frémit jusqu’à la pointe de ses moustaches. Il traverse furtivement un couloir
et arrive dans la cuisine. Il se cache sous la table. Mais qu’il est sot,
Alberto ! Il ne voit pas les deux beaux yeux en amande qui le guettent depuis
l’instant où il a passé la porte. Monsieur Matou se lèche déjà discrètement les
babines. « Une souris ? Mais je n’en ai pas
mangé depuis des siècles ! Des années ! Des semaines ! Des jours ! Depuis au
moins six heures et quart ! ».
C’est
un vieux chat un peu roublard, et qui se fiche pas mal du sexe des Souris !
Alberto, quant à lui, n’a d’yeux que pour un magnifique morceau de gruyère,
bleu et pelucheux à souhait, certainement oublié depuis longtemps par un balai
démotivé. Il se précipite sur la nourriture, avariée pour les humains mais
juste à point pour son appétit, négligeant les bonnes manières transmises de
génération en génération. « Un délice » se surprend-t-il à déclamer à voix
haute, une fois le fromage avalé. Il poursuit son exploration, rassuré par ce
festin fortuit. Il s’engage dans le salon mais rapidement son ventre lui pèse.
Il lui semble avoir avalé une pierre. Est- ce la peur ? Est-ce sa pitance ? Il
repense alors aux mises en garde de ses parents...
Mais où est donc ce fameux chat ? Alberto
a du mal à digérer et somnole avant de chercher un trou dans une plinthe. Il
titube mais, sûr de lui, le chat s’étire derrière le fauteuil.
Monsieur Matou prend
son temps, cette souris manifestement inexpérimentée ne pourra pas lui
échapper. Il s’approche silencieusement, regrettant presque l’apparente facilité.
Il ne peut s’empêcher de penser à d’autres mémorables parties de chasse. Il était
alors plus jeune et plus vif. Il parcourait les pièces de la maison d’un pas
souple, bondissant sur les petites boules grises qui commettaient l’imprudence
de s’aventurer à découvert. La famille Souris était bien moins nombreuse à
cette époque. Monsieur Matou veillait à limiter son extension. Que de courses
poursuites de la cave au grenier se sont conclues par un festin de « trotte-menues
» ! Il revoit encore ici, sous le meuble de l’entrée, la fois où il avait
coincé une famille entière entre ses implacables griffes, et là, devant le
placard à balais, la fois où il avait fait tellement peur à une vieille souris
en surgissant soudainement sur son passage, qu’elle en était tombée raide morte
sans qu’il ait eu besoin de la toucher. Mais, pendant qu’il se remémore son
passé glorieux le présent le rappelle à la réalité. Alberto, inconscient des
rêveries de son prédateur, s’est remis de son indigestion passagère et a repris
son exploration, hors de portée des yeux du chat.
Mais que se passe-t-il ? se
dit Monsieur Matou. Serait- il trahi par son regard de lynx,
lui, « Monsieur Chat » ? Il a beau scruter l’obscurité au ras du plancher, il
doit se rendre à l’évidence, le souriceau a disparu, évanoui ! Non ce n’est pas
possible, que cette petite chose lui ait échappée, filée entre les pattes !
C’est le genre de malheur qui n’arrive qu’aux autres, pas à lui qui en d’autres
temps fut intronisé Matou ! Les beaux yeux en amande s’embuent de larmes à
l’évocation de la vieillesse qui le guette alors, tapie dans l’ombre semblable
à... un félin à l’affût. Et pendant que le chat médite, Alberto, malgré quelques
douleurs épigastriques, se faufile dans un tunnel ténébreux au bout duquel une
petite lumière s’intensifie au fur et à mesure qu’il avance.
Good
morning la liberté !
BONHEUR ÉPHÉMÈRE (Catherine, Margot, David, Guilhem, Claire)
Amateur d’art et de
peinture, Michel allait toutes les fois qu’il le
pouvait au musée. Delacroix était un de ses peintres préférés depuis son plus
jeune âge. Mais plus tard, il avait découvert un grand peintre de la même
époque. Ce dernier était un peu moins connu, pourtant Michel
se retrouvait étrangement dans son art et était devenu un grand spécialiste de
ce peintre romantique, Augustin Var.
Il
appréciait également la peinture plus moderne : Picasso, Braque, Dali,
Dubuffet… Il aimait aussi beaucoup les impressionnistes. Mais au fond, il
connaissait tous les courants et s’était intéressé aux différentes époques de
la peinture. Il connaissait parfaitement la vie de Van Gogh et avait lu de
nombreuses biographies de peintres célèbres.
Ces
derniers jours, il était d’humeur très enjouée. En effet, en lisant les petites
annonces d’un magazine spécialisé dans la peinture, il était tombé sur une
offre extraordinaire. Même si le prix restait élevé, c’était quand même une
sacrée affaire. Il avait toujours rêvé de posséder un Var. Et il s’en était
donné les moyens : il économisait son argent depuis très longtemps dans ce but.
Et quand il avait contacté le vendeur, personne n’avait fait de proposition. Il
avait donc toutes ses chances. Il allait acquérir l’oeuvre dont il avait toujours
rêvé ! C’était le plus heureux des hommes !
Quelques
jours plus tard, il confirma son souhait en appelant le vendeur. Par téléphone et
avec l’accord de sa banque, il sécurisa son achat et devint l’acquéreur du
fameux tableau qui lui serait livré sous quinzaine. Cela faisait vingt-deux ans
qu’il attendait ça ! Ce jour-là arrivait enfin ! Ce jour-là, sans doute le plus
beau jour de sa vie d’amateur de peinture, mais sans doute aussi le plus beau
jour de sa vie d’homme.
Il sortit du travail plus tôt que
d’ordinaire. Il savait que cette journée était
spéciale. Il ne voulait pas rentrer tout de suite, préférant laisser durer ce
dernier moment d’attente. Il alla donc se promener dans le parc, là où il avait
l’habitude d’emmener ses enfants durant de longues après-midi passées à jouer
au foot ou à pousser la petite dernière sur la balançoire. Il se promena en
marchant lentement comme s’il voulait ralentir le temps pour savourer encore
plus la joie de voir son désir bientôt réalisé. Le facteur avait dit que le
paquet serait livré à 15H30. Il était 17H, il savait que sa femme ne rentrerait
pas avant 18H.
Alors,
après une bonne demie heure de balade, il ne put attendre plus longtemps, quitta
le parc et descendit vers chez lui. Lentement, il monta les escaliers jusqu’à
son appartement et après une grande respiration, il ouvrit la porte. Le paquet
était là, un grand rectangle de 90 cm par 60. Le nom de l’expéditeur, écrit
d’une belle écriture lui fit battre le coeur. Enfin. Mais il n’osait pas
l’ouvrir. Il décida donc d’attendre le retour de sa femme, pour partager ce
moment avec elle. Il décrocha la pendule familiale, accrochée depuis plusieurs
années dans l’entrée. A présent que le colis était arrivé, cette place de choix
lui était réservée. Les clefs se firent entendre dans la serrure et sa femme
apparut.
Il
se précipita vers elle.
«
Bonsoir chérie, comment vas-tu ? »
-
Tiens, bonjour Michel, déjà rentré ? Pourquoi as-tu décroché la pendule ? »
-
Regarde Elise, c’est arrivé, ça y est ! ». Il lui mit le paquet dans les mains.
-
Ah, oui… Ca y est. Et tu veux l’accrocher dans l’entrée ?
-
Ben évidemment, voyons ! »
-
Ecoute Michel, je ne pensais pas que tu irais jusqu’au bout, je pensais que ça
resterait un rêve, tu avoueras que c’est quand même un peu ridicule. Tu es trop
vieux pour ce genre de chose, et je refuse de voir cette horreur à chaque fois
que je rentre chez moi. Non, vraiment tu ne voudrais pas remettre la pendule ? »
lui dit-elle.
Sous
le coup de la stupeur, ses yeux s’écarquillèrent et sa bouche, perdant tout
contrôle, se mit à balbutier comme un moteur manquant de carburant. Le coup
était rude ! Et pire encore, porté par un être cher ! César ne dut pas se
sentir plus trahi sous les coups de Brutus !
«
Ah mais non, tu ne peux pas me demander ça ! Depuis le temps que je l’attendais
! » finit-il enfin par répondre, plus outré qu’un pigeon qu’on déloge d’une
corniche.
D’un
geste rageur, il lui prit le paquet des mains. Paquet, remarqua-t-il, dont elle
n’avait même pas lu l’étiquette. Puis, sans lui dire un mot de plus, craignant
de prononcer des paroles que la moutarde qu’il sentait lui monter au nez
risquait de lui faire dire, sortit à grands pas en claquant la porte derrière
lui, son précieux paquet fermement serré sous son bras gauche.
Il
descendit les escaliers en jurant, scandant chaque marche d’un martèlement
sonore, débitant un chapelet d’injures à faire rougir une confrérie de
charretiers. Puis, il sortit dans la rue, le fleuve de jurons se transformant
en mince rivière de grommellements, et entreprit de gravir la rue Mirelantoine
d’une allure ferme qui exprimait toute la douleur de son honneur froissé.
Vingt-deux ans qu’il attendait ça ! Depuis qu’il en avait vu un dans la vitrine
des grands magasins de l’avenue Charles Patenaude. Vingt-deux ans à économiser
sou après sou, rognant sur ses maigres revenus d’étudiant d’abord, puis sur son
modeste salaire. Et quand il s’était marié, il avait continué à mettre de
l’argent de côté, puisant cette fois dans ses dépenses personnelles, ne voulant
faire porter sur son ménage le poids de son désir personnel. Un repas qu’on
saute, un journal qu’on laisse dans le kiosque… Tous ces efforts, toutes ces
privations pour arriver à quoi ? Pour voir son rêve piétiné, humilié, traité
comme le caprice d’un enfant gâté, et cela par sa propre femme ! La mère de ses
enfants !
Mais
au fur et à mesure que les maisons défilaient, son pas se fit plus lent, sa
démarche moins sûre. Son allure vengeresse vacillait comme sa colère sous le
poids terrible du doute et de la culpabilité. Cela valait-il la peine qu’il
balance aux orties quatorze ans d’une vie commune sans ombrages ? Et
tout cela pour un
tableau à 500 000 euros, un véritable Var ? Son
rêve le plus fou… Après ses études ratées aux Beaux-Arts, il s’était résigné à
une vie banale, un boulot inintéressant dans l’espoir de pouvoir afficher un jour
ce tableau chez lui.
«
Ça ne date pas d’hier » dit-il tout haut.
De
toute façon, il s’était perdu, aveuglé par sa colère, il avait monté la rue
Mirlantoine puis s’était enfoncé dans le vieux quartier. Il avait pris à
droite, rue Michalon, et après avait bien marché au moins trente minutes.
Il
s’arrêta sur un banc public. Il se sentait ridicule. Il restait là, silencieux
en caressant son paquet. Personne ne pouvait s’imaginer qu’il tenait dans ses
mains un demi-million d’euros et le rêve d’une vie brisée. Alors, sur ce banc
public, quelque chose changea en lui. Au contact de ce tableau, de nombreuses
émotions, qu’il avait jusque là enfouies, ressortirent. Une colère nouvelle
s’alluma en lui, bien plus profonde, une colère froide, violente et tenace. Une
colère contre lui-même. Il n’avait pensé qu’à lui. Pas une seconde il n’avait
imaginé que sa femme pouvait avoir un autre désir.
Alors
il prit son paquet sous le bras et décida d’agir immédiatement. La circulation
était dense en ce début de soirée. Il traversa le cours Gourguillon sans
prendre garde aux coups de klaxon, aux crissements de pneus et aux divers noms
d’oiseaux dont il fut généreusement affublé. Il aurait pu être renversé vingt
fois, mais il ne s’en aperçut même pas. Les battements précipités de son coeur
rythmaient son allure, ses doigts crispés froissaient l’emballage du tableau
tant ils l’enserraient. L’heure était grave et sa décision irrévocable…
A
l’autre bout de la ville, dans leur petit appartement du troisième étage, la
pauvre Elise, les yeux rougis par les larmes, se tordait les doigts et ne
pouvait tenir en place. « Mais pourquoi, pourquoi lui ai-je dit des horreurs
pareilles ? La pendule gisait sur le sol. « Je ne l’aime même pas cette
pendule, pensait-elle, et je peux m’habituer à son fichu tableau, il était
tellement content…Oh Michel, mon Michel ! ». Elise alla chercher un clou et à l’aide
d’une pierre ramenée d’un voyage posée dans l’entrée elle l’enfonça dans le mur
pour que son mari puisse y accrocher son tableau.
C’est
à ce moment précis que l’affaire fut conclue entre Michel et le galeriste de la
rue Patenaude, affaire d’autant plus fructueuse pour les deux parties que la
première rétrospective d’Augustin Var était prévue prochainement à l’occasion
du bi centenaire de sa naissance. Michel était ravi, il ferma la porte de la
boutique en lançant un dernier clin d’oeil attendri au tableau. Il avait pris
la bonne décision, il n’en doutait pas. Ce tableau n’était pas fait pour lui –
c’est ce qu’il annoncerait d’emblée à sa femme - son titre l’attestait : «
Bonheur éphémère »…
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